L'étalon-or de votre jugement littéraire

Publié le par Louis

 
LE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT DE CELINE ET SON ACCUEIL DANS LA PRESSE DE L’EPOQUE
 
 Bardamu, archétype de l’anti-héros effectue un long voyage parsemé d’aventures dans les ténèbres de la civilisation humaine. Confronté à l’atrocité de la grande guerre, ce soldat Chveïk en plus cynique, quitte le continent après un séjour à l’hôpital. Ce n’est que pour y découvrir le climat insupportable des maquignons du colonialisme tropical. Il se rend alors dans le Nouveau Monde et y découvre un milieu davantage impitoyable. Son voyage s’achève dans la banlieue parisienne, où Bardamu devenu médecin est confronté à la misère du peuple.
 
 Cet article est issu de ma lecture du Découvertes Gallimard de Pascal Fouché : Céline « ça a débuté comme ça ».
 
 
« Vous aimerez ce livre ou vous le haïrez »
 
 Cette œuvre profondément nihiliste et au style novateur eut un profond retentissement lors de sa parution en 1932 chez Denoël qui lança la campagne de publicité suivante : « Vous aimerez ce livre ou vous le haïrez. Il ne vous laissera pas indifférent. ». Céline fut tout près de recevoir le Prix Goncourt mais fut délaissé au profit de son concurrent Guy Mazeline, ce qui déclencha une vive polémique. Cependant le succès commercial qui s’en suivit et l’immortalisation de son chef d’œuvre lui ont offert la plus belle des revanches. Penchons nous d’un peu plus près sur l’accueil de la presse lors de la sortie du Voyage.
 
« Céline n’est pas parmi nous »
 
Paul Nizan, futur dissident du parti communiste et journaliste à l’Humanité juge le Voyage avec sa grille de lecture officielle. Il reconnaît dans un premier temps que cette œuvre le change de la littérature dite bourgeoise ce qu’il nomme « les romans des petits chiens savants ». Pour Nizan, Céline a le mérite de dresser un portrait sans complaisance du monde capitaliste qu’il abhorre. Mais son mérite s’arrête là car il ne trouve pas l’auteur révolutionnaire mais au contraire nihiliste. Céline peint certes la laideur humaine telle que la voient les communistes mais n’offre ni solutions ni espoir. Même l’univers des humbles ne trouve pas grâce à ses yeux, chose grave car selon les canons esthétiques de Moscou, la littérature dite prolétarienne doit être utile et mener à la révolution. Le verdict final de Nizan tombe alors « Céline n’est pas parmi nous ».
 
« Céline a raison » 
 
 Le catholique Georges Bernanos rend au météore littéraire Céline un hommage dans les colonnes du Figaro avec moins de réticences. A ceci près qu’il ose cet aveu « un livre dont aucun homme sensé recommandera la lecture à sa femme, et encore moins à sa fille ». G.Bernanos conçoit toutefois comme un devoir de rectifier l’image erronée à laquelle une lecture bâclée peut conduire. Si Céline scandalise, c’est un mal nécessaire. Car les deux maux absolus de son temps sont l’ignorance et l’indifférence vis-à-vis de la misère. Sa conclusion est donc que « Céline a raison. »
 
« Le Voyage au bout de la nuit aura des imitateurs »
 
 Le royaliste Léon Daudet, dans l’hebdomadaire Candide, rend d’abord hommage à la plume novatrice du romancier. Il estime déjà que le Voyage fera date dans l’histoire littéraire française. Céline, nouveau ciseleur de la langue, s’inscrit dans la lignée d’un Rabelais qui était d’ailleurs médecin comme lui. Daudet considère qu’il était temps de tourner le dos au style proustien. C’est désormais chose faite avec ce classique naissant : « il n’est nullement douteux que le Voyage au bout de la nuit aura des imitateurs ».
 
« Annexer de nouvelles terres »
 
 Avec l’avis d’Albert Thibaudet de la Dépêche, c’est une victoire de plus sur la passion et l’emportement. Ignorant la polémique qui se situe somme toute en dehors du champ littéraire, il concentre son jugement sur le caractère pionnier de l’œuvre de Céline qui fera date dans l’histoire de la littérature. « Le Voyage fait partie de l’expansion coloniale de la littérature : il répond à cette fonction : annexer de nouvelles terres. »
 
«  Bien fastidieux à force de verve »
 
 L’article d’André Thérive du Temps, journal officiel de la IIIème République, se situe dans le camp des sceptiques. Certes Céline est talentueux pour son imitation du langage parlé, mais trop d’obscénités et d’horreurs gâchent finalement le but recherché par l’auteur qui « trouve le moyen d’être bien fastidieux à force de verve, et bien gris à force de couleurs. ».
 
« Un plat écoeurant »
 
 Le Voyage a également de farouches adversaires. L’une des attaques vient du critique Paul Bourniquel de la Dépêche. Celui-ci ouvre le feu par une boutade « Si l’ouvrage du concurrent Guy Mazeline se nomme Les Loups ; celui de Céline devraient se nommer ainsi : Les Cochons. » Car Bourniquel n’est visiblement pas ressorti indemne du pavé de 600 pages. Ebranlé dans ses valeurs, il a le sentiment de sortir d’une immense porcherie. Il emploie alors les mots les plus durs pour se venger de ce voyage forcé dans la laideur humaine. Il explique d’abord le succès de l’œuvre par une « obsession scatologique » du public. De sa lecture, il retient le goût « d’un plat écœurant », le héros voyant « de la fiente partout ». Enfin, le coup de grâce porté à Céline et le moins justifié : « Il brutalise la syntaxe et le dictionnaire. ».
 
« Bouchons nous le nez »
 
 Les critiques ne chantent pas à l’unisson, en dépit parfois de leur appartenance à un même journal. Ainsi, Henry de Régnier du Figaro apporte un jugement négatif sans appel à la différence de son confrère Bernanos. Comme tous les adversaires du Voyage, celui-ci le trouve répugnant : « Pour le suivre (…) Mettons des bottes d’égoutier et bouchons nous le nez ». Mais l’attaque suprême consiste à dénier au chef d’œuvre son caractère pionnier. Pour Henry de Régnier, l’œuvre de Céline ne s’inscrit finalement que dans la continuité de Zola : « Disons tout d’abord qu’elle est un sous-produit ou un sur-produit du naturalisme d’antan. ».
 
 70 ans après sa parution, ce grand roman n’a rien perdu de son souffle. Lisez-le et celui-ci deviendra à jamais l’étalon-or de votre jugement littéraire.
 

Publié dans Essais

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